Depuis 1998, le jeûne thérapeutique est officiellement reconnu en Russie. Mais comment en est-on arrivé là ? Comment le jeûne est-il devenu un traitement accepté par les autorités (remboursé par la sécurité sociale russe) et adopté par des milliers de patients ? C’est une longue histoire, relatée en détail dans le passionnant livre de Thierry de Lestrade.
On doit principalement au Dr Youri Nikolaev la pratique du jeûne en tant que thérapie en Russie, principalement dans le traitement des maladies mentales.
Devenu psychiatre, le Dr Nikolaev pratique l’hypnose notamment pour soigner les patients victimes d’addiction. Au départ, le jeûne ne fait pas partie de ses préoccupations. C’est un accident qui bouleverse sa vie : hospitalisé plusieurs mois, il en profite pour se plonger dans la lecture des auteurs grecs, egyptiens, russes, ou encore américains comme The Fasting Cure, d’Upton Sinclair, paru en 1911, livre phare sur le jeûne thérapeutique. (Les thèses de Sinclair seront enterrées par le Conseil des médecins aux Etats-Unis).
On est en 1941. La guerre fait rage…
C’est alors qu’un vieil ami de son père, Nikolaï Narbekov reprend contact avec lui. Médecin sur les navires de guerre soviétiques, celui-ci avait pris l’habitude de faire jeûner les marins atteints de troubles intestinaux et noté les résultats. Il parle alors d’autorégulation de l’organisme…
La guerre terminée, Narbekov propose aux autorités médicales soviétiques d’expérimenter le traitement par le jeûne. Le refus est catégorique. Pour eux, la démarche est incompréhensible : comment le fait de ne pas manger peut-il guérir ? Au contraire, la pensée dominante veut qu’il faut nourrir le corps malade pour lui permettre de recouvrer ses forces. En cette période d’après-guerre, la question de l’alimentation est quasi taboue en Russie : comment le jeûne pourrait soigner ? Cette simple proposition est une insulte pour les rescapés des camps, les survivants du siège de Leningrad, ou encore les millions de morts dus aux famines qui ont ravagé le pays !
Des premiers échecs cuisants
Pendant que son collègue se heurte au véto des autorités médicales, le Dr Nikolaev s’interroge : le jeûne peut-il s’appliquer aux maladies mentales ? Psychiatre attentif au bien-être de ses patients, il doute de effets à long terme des traitements par électrochocs ou chocs insuliniques largement répandus. Après toutes ses lectures, le Dr Nikolaev en a la certitude. En 1948, il décide de tenter l’expérience auprès de patients hospitalisés dans son établissement psychiatrique. 3 patients, 3 échecs cuisants qui créent un tel scandale qu’il est muté loin, dans un autre hôpital.
Un jour, il se trouve face à un patient schizophrène. Prostré et mutique, c’est le malade tout désigné pour un traiment standard à base de chocs insuliniques et de gavage de force. Or le jeune homme refuse de se nourrir. Attentif, le Dr Nikolaev lui évite la piqûre d’unsuline et le laisse se priver de nourriture. Seule petite concession de la part du malade : il accepte les lavements intestinaux et les petites promenagdes quotidiennes. Contre toute attente, au bout de 6 jours, l’état du jeune homme s’améliore : il se met à parler ! Il décrit sa souffrance, ces voix intérieures qui lui interdisent de parler et de manger. Cela signifie que le jeûne a – comme le Dr Nikolaev l’avait prédit – changé la biochime des cellules du cerveau. Et selon les observations du très renommé Pr Pavlov, l’ensemble du corps humain est interconnecté » Cette découverte sera déterminante pour le développement du jeûne thérapeutique. Au fil des jours, l’état du patient s’améliore de façon spectaculaire : bien vite il se resocialise et peut rentrer chez lui. Certains sceptiques désignent le hasard. D’autres commencent à se poser des questions. Le Dr Nikolaev lui, persiste : de nouveaux malades sont soignés, avec plus ou moins de réussite selon l’ancienneté de la maladie. Au fil des expériences, le Dr observe, note méticuleusement ses résultats. Et ses questions : pourquoi le jeûne guérit-il certains malades et d’autres non ? Pourquoi certains font-ils des rechutes dès qu’ils se réalimentent… autant de questions sans réponses car le Dr Nikolaev n’est pas soutenu par les autorités médicales et reste sans moyens.
De son côté, le Dr Narbekov sort le jeûne du champ psychiatrique. A l’institut de balnéothérapie, de Moscou, il soigne par le jeûne les rhumatismes, les maladies de peau mais aussi les maladies somatiques : pour la plupart, les patients qui viennent à lui ont essayé de nombreux traitements, sans succès. Là aussi, les résultats sont mitigés. Le livre d’or laissé à disposition des patients par le Docteur Narbekov en témoigne : si tous n’ont pas vécu la cure de la même façon, tous sont unanimes et enthousiastes quant à la méthode et aux résultats.
Malgré ces résultats « miraculeux », la démarche du Dr Narbekov n’est toujours pas officiellement reconnue par les autorités. Pour cela, il faudrait des « preuves » scientifiques indiscutables. Le Dr Nikolaev le sait. Pour lui aussi, la médecine repose sur des preuves biologiques. Alors, quand il s’agit de guérison par le jeûne, comment celle-ci opère-t’elle ? Pour le Dr Nikolaev, une nouvelle fois, c’est la chance qui va bouleverser sa vie de psychiatre, un jour de 1955.
Quand le hasard fait bien les choses…
Dans l’hôpital où travaille la femme du Dr Nikolaev, Valentina Nikolaeva, psychiatre elle aussi, un patient a été admis pour soigner son addiction à l’alcool. Insupportable, immature, peu coopératif, ce patient pas comme les autres n’est autre que fils du président du Conseil des Ministres, Nikolaï Boulganine. Il a déjà épuisé nombre de thérapeutes et de nombreux traitements… Valentina Nikolaeva en est convaincue : un jeûne lui ferait le plus grand bien ! Aussitôt dit, aussitôt fait : l’enfant gâté est envoyé chez le Docteur Nikolaev pour une cure de vingt à vingt cinq jours. La cure est un succès. Le jeune Lev Boulganine retrouve la santé, l’addiction semble passée. Son ministre de père suit avec attention les progrès de son fils. Il l’envoie parfaire les effets de la cure à la campagne, accompagné du Dr Nikolev, aux petits soins avec son patient, attentif, mais aussi disponible et à l’écoute. Et ça marche. L’affreux gamin devient agréable et… sobre. Le résultat est suffisament impressionnant pour que le ministre Boulganine donne le feu vert au lancement d’études sur le traitement par le jeûne. Des moyens sont débloqués, enfin !
Avec l’appui du ministre, le Dr Nikolaev va pouvoir étudier le jeûne et multiplier les cas cliniques. Peu à feu, il affine sa théorie et découvre qu’un même traitement peut être également efficace pour des maladies aux symptômes différents. Mieux : le jeune agit sur l’ensemble du corps, de manière indéterminée. Peu importe la maladie. Mais comment ? C’est ce qu’il faut démontrer. La bataille contre les neuroleptiques Au moment où Yuri Nikolaev a enfin les moyens de démontrer le processus du jeûne, de nouveaux traitements apparaissent. La découverte des neuroleptiques donne aux patients psychotiques un espoir de guérison rapide. Une pilule et leur état s’améliore. Alors qu’est-ce-que le jeûne peut faire de plus ?
Très vite, les neuroleptiques montrent leurs limites : l’effet est rapide mais l’organisme s’habitue vite et, à la longue, des complications apparaissent. C’est pouquoi pour le Dr Nikolaev, il est important de continuer à « penser autrement », notamment le traitement de la schizophrénie. Pour son étude, le Dr Nikolaev va sélectionner uniquement des patients pour lesquels les traitements à base de neuroleptiques ou autres ont échoué. Plus de 7000 malades auraient ainsi été soignés et ainsi, toutes les maladies mentales sont explorées. Plus d’une vingtaine de psychiatres et biologistes sont impliqués. Les résultats sont impressionnants. Deux grandes conclusions se dessinent. 1/L’engagement du malade est indispensable. 2/le résultat est moins lié au type de la maladie qu’à la capacité d’établir un lien avec le malade.
D’autre part, Nikolaev et son équipe insistent sur une idée centrale : avec la cure de jeûne il n’est pas seulement question de privation de nourriture, mais d’un ensemble de procédures avec une routine quotidienne bien précise. Le patient doit boire (moins 2 litres d’eau et tisanes), prendre un bain à température du corps, avoir un massage intégral pour stimuler le flux sanguin et faire quelques exercices et marcher quelques heures, quel que soit le temps. Car le jeûne est tout sauf un état de faiblesse !
La consécration
Les effets du jeûne sur les maladies somatiques, les maladies cardiovasculaires, les pathologies gastro intestinales, endocriniennes, mais aussi les maladies chroniques comme les rhumatismes ou l’asthme ont été testés. Avec des résultats inespérés. Indications et contre-indications ont été clairement définies et le ministère les a publiées en 1998. Cette publication a consacré l’entrée du traitement par le jeûne dans la médecine officielle soviétique – et gratuite.
La pérestroïka a malheureusement mis fin à la gratuité du système de santé en Russie et des cures de jeûne. Malgré cela, aujourd’hui, les médecins russes continuent à prescrire le jeûne à leurs patients pour soigner les allergies, la fatigue, le vieillissement, les maladies cardiaques, la dépression, l’obésité… Les cliniques de jeûne existent aux quatre coins de la Russie. Mais aussi en Espagne, en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis, de semblables établissements de jeûne ouvrent chaque année.